PROLOGUE

C’était la haine qui se peignait sur leurs visages. Cette haine latente stagnant en permanence au fond des âmes viles, toujours prête à éclater, remugle infâme de ce qu’il y a de plus vil en l’homme.

Il n’avait fallu qu’un mince prétexte pour provoquer le conflit. Un verre renversé, ou bien un de ces sourires ignobles que les clients de tavernes décochent à la serveuse, comme si, de droit, elle leur appartenait déjà.

Le cabaret était enfumé et l’atmosphère particulièrement lourde. La nuit était chaude et les nuages de tabac se fondaient dans la vapeur ambiante, pesante et humide, chargée des effluves salés de l’océan proche.

Les antagonistes s’étaient copieusement injuriés, avant de renverser les bancs et, tirant chacun une dague, de s’affronter avec des regards de sang. Et la clientèle, marins, pêcheurs, trafiquants de tous ordres, et ce ramassis de flibustiers qui venait de faire escale, tous, fortement intéressés, faisaient déjà cercle autour des combattants.

Ygor avait cessé de jouer. Spectre Rouge, le chef de la bande, lui avait enjoint de les accompagner à terre, sans oublier son instrument. Ce forban sanguinaire éprouvait des langueurs en écoutant le novice gratter la guitare. Ygor avait suivi, bien entendu, avec Casse-Bois, Domiwal et Fer-à-Tigre, trois autres de l’équipage corsaire. Docilement, tandis que l’alcool coulait à flots, que des mains rugueuses atteignaient sans douceur la taille des serveuses, et quelque peu en dessous, il avait commencé à égrener ces notes qui mettaient du vague dans le cœur cependant endurci du capitaine de la flibuste.

Et puis il y avait eu un choc entre deux clients, pirates ou simples matelots, on ne savait. Mais c’était sans importance.

Sous la clarté jaunâtre des lampes à huile qui se balançaient au plafond, les deux hommes entamaient la lutte, tournant dans l’espace spontanément pratiqué au centre de la taverne. Le tenancier n’intervenait pas. Que lui importait ! Les filles de salle s’étaient simplement un peu écartées et continuaient à servir à l’arrière-plan.

Sur la galerie circulaire qui surplombait, trois ou quatre créatures aux tenues succinctes, dissimulant leurs flétrissures sous un maquillage outrancier qu’elles croyaient savant, attendaient leurs clients, pas fâchées peut-être de cet incident, d’ailleurs assez fréquent en pareil lieu, et qui rompait la monotonie de leur misérable existence.

Sur un signe de Spectre Rouge, Ygor avait cessé de jouer.

Un peu de musique, c’est très bien en certains moments. Mais un duel, c’est tellement plus passionnant !

Déjà, une des brutes avait réussi à toucher l’adversaire. Un peu de rouge coulait sur la vareuse, et l’autre, excité par l’odeur du sang, grondait qu’il allait proprement égorger celui qu’il venait d’atteindre. Mais l’ennemi, bien que blessé, ne semblait nullement décidé à se laisser ainsi traiter. Il paraissait avoir repris des forces sous l’impulsion de la douleur et se démenait comme un diable, entourant l’antagoniste d’une ronde qui paraissait infernale, éveillant des ombres multiples dans la lumière jaune, créant une vision de cauchemar qui stimulait les assistants, lesquels pariaient sur l’un ou l’autre champion.

Ygor regardait cela avec une sorte de stupeur. Il avait à peine vingt ans et s’était laissé enrôler un soir de faiblesse, traînant sa misère de musicien ambulant, d’abandonné de la vie, devenant pirate malgré lui, mené sur le vaisseau de Spectre Rouge pour divertir le capitaine et son équipage de brutes plus que pour devenir un véritable corsaire. Il avait un peu navigué auparavant, mais sa compétence ne paraissait jamais devoir dépasser le stade du mousse.

La violence, c’était si loin de lui. Il supputait le moment où il pourrait fausser compagnie à l’aimable Spectre Rouge. Jusqu’alors, l’occasion ne s’était pas présentée, à son grand dam.

Une clameur saluait un nouveau coup. Restitué cette fois par celui qui avait été atteint le premier et, lancé comme par une catapulte, avait à demi traversé de sa lame le poignet de l’ennemi lequel, dégageant le membre meurtri avec un juron et une horrible grimace, vociférait qu’il allait éventrer celui qui l’avait ainsi traité.

Ygor était atrocement mal à l’aise. Il lui paraissait qu’il s’enfonçait, jour après jour, dans un abîme d’immondices. Il voyait le rictus de Fer-de-Tigre, l’œil chaviré de Domiwal déjà aux trois quarts ivre, et le chef, Spectre Rouge, mâchonnant une pipe en terre, jugeant du coin de l’œil les chances de l’un et l’autre des duellistes.

Ygor tressaillit sous le courant froid. La porte de la taverne, qui donnait sur le port, venait de s ouvrir toute grande. Et ce souffle glacé creusant, eût-on dit, un véritable tunnel de froidure dans la masse accablante de l’air compact venait atteindre le jeune troubadour, qui se sentait enveloppé dans une chape le glaçant jusqu’aux moelles.

Mais il n’était pas le seul à avoir éprouvé cette curieuse sensation. D’un seul coup, tout s’était arrêté. Les antagonistes demeuraient l’arme levée, comme statufiés. La horde des consommateurs, et les filles, et les prostituées de la galerie, tous regardaient, subjugués…

Il y avait un homme dans l’embrasure de la porte.

Quel âge ? La trentaine peut-être. Très beau, mais d’une pâleur de cire. Il portait un jolie costume de cuir, avec baudrier, épée au côté. Des bottes élégantes, un feutre orné d’une plume noire. Il resta un court instant à promener un regard hautain sur la foule. Puis il entra.

Les duellistes se reprenaient. Ils allaient foncer de nouveau l’un vers l’autre. L’arrivant avança entre eux, leva la main.

Que se passa-t-il alors ? Ygor, fasciné, vit ce que tous virent dans le vaste cénacle de la taverne. L’inconnu regarda tour à tour les deux combattants, parut chercher un point du regard puis avança subitement le doigt et toucha la poitrine de celui qui avait été blessé à cet endroit. Sans s’attarder, et avant que l’intéressé eût le temps matériel de réagir, il se tournait vers le partenaire et exécutait un même geste, touchant alors l’avant-bras meurtri.

Puis, d’un pas tranquille mais ferme, assuré, il marcha droit vers la table où étaient installés les flibustiers, suivi du regard par l’ensemble des assistants.

Les antagonistes, l’un comme l’autre, paraissaient ahuris. L’un se touchait la poitrine, puis écartait sa vareuse et observait l’endroit où, normalement, il eût dû y avoir une déchirure de l’épiderme. Quant à son adversaire, il agitait son bras, bouche bée, répétant à l’envi :

— Mais je ne sens plus rien… je ne sens plus rien…

Les hommes, alentour, avaient des regards sombres, inquiets, voire fuyants. Et les femmes, de la salle comme de la galerie, se retiraient avec des mines effrayées. L’étrange client du cabaret faisait peur, c’était un fait.

Spectre Rouge l’avait peut-être vu venir vers son groupe sans agrément. Mais le vieux corsaire ne voulait pas perdre la face. Son énorme tête, chauve et rougeaude (ce qui lui avait valu son surnom) sur un corps tout aussi énorme, se tournait vers l’arrivant. Lequel, qui semblait attiré par Ygor, ouvrit soudain la bouche et, non sans grâce :

— Me permettrez-vous, seigneur Spectre Rouge, de prendre place auprès de vous ?

Le pirate fut suffoqué. Mais il se reprit très vite :

— Certes, camarade… Et si vous acceptez de trinquer… ?

— Merci. Votre présence me suffira !

Casse-Bois, le plus subtil de la bande, observait l’inconnu de ses petits yeux perçants. Domiwal était quelque peu dégrisé et Fer-à-Tigre, grimaçant selon son habitude, ne savait que dire.

Ygor regardait ce singulier personnage. Un visage impressionnant par sa pâleur, cependant très beau, un peu allongé, avec un front haut sur lequel semblait planer quelque chose d’indéfinissable, mais de fatal. De près, on voyait que sa tenue était irréprochable. Il parlait sans éclat, et cependant avec de telles harmoniques dans la voix qu’on était saisi de l’autorité qui émanait de lui. Mais, ce qui faisait peur, ce qui faisait mal, c’était l’aura de glace qui entourait cet homme.

Spectre Rouge, malgré le cran qu’il affichait pour bien montrer à tous dans la taverne qu’il n’avait pas de crainte, n’eût sans doute pas osé lui toucher la main. Il s’était remis à mâchonner sa pipe et Casse-Bois, qui estimait qu’il fallait « faire quelque chose », avait fait signe à une serveuse d’apporter un nouveau flacon.

— Me direz-vous… commença Spectre Rouge, fortement intrigué, un peu ulcéré aussi de cette attitude surprenante.

L’inconnu l’interrompit d’un geste courtois, avec une ombre de sourire pour atténuer son intervention :

— Je vous dirai des choses… Mais auparavant, me permettrez-vous de vous poser une question ?

En parlant, il tournait légèrement la tête de façon à regarder tour à tour les cinq pirates. Et Ygor, sur lequel il arrêta ses yeux le dernier, sentit son cœur étreint d’une indicible angoisse.

Lentement, l’homme à la plume noire demanda :

— Avez-vous eu connaissance de la croix de flamme ?

Il y eut un temps. Nul ne réagit parmi le groupe des flibustiers. Alentour on chuchotait, on jetait des coups d’œil furtifs vers la table où Spectre Rouge s’était installé, avec à présent cet hôte inattendu. Sans doute essayaient-ils les uns et les autres de percevoir quelques mots. Mais l’inconnu s’exprimait doucement. Cependant – et Ygor le remarqua nettement – il parut, à cet instant, attendre avec une certaine anxiété la réponse de ceux auxquels il venait de s’adresser.

Casse-Bois fit la moue. Domiwal et Fer-à-Tigre, qui avaient déjà beaucoup bu l’un et l’autre, étaient plus que perplexes. Spectre Rouge hocha la tête :

— Par l’enfer… si je sais ce que vous voulez dire…

Ygor comprit que l’inconnu était déçu car un voile de tristesse passa sur un visage lequel, en permanence, ne reflétait cependant pas déjà la gaieté.

Mais maintenant l’arrivant regardait le troubadour :

— Ygor…, fit-il.

Ygor tressaillit et Spectre Rouge cogna violemment de son formidable poing sur la table :

— Tonnerre de l’océan !… Vous savez donc nos noms ?

L’autre ne broncha pas. Il se contenta de prononcer, d’une voix égale mais assurément mélancolique :

— Oui… je sais… je sais même trop de choses !…

Il soupira, les regarda encore et sourit, dans la mesure où pareil individu était capable de sourire :

— Nous nous reverrons, Ygor… Bientôt !

Ils étaient figés, les uns et les autres. Il était à croire que depuis l’entrée de ce cavalier mystérieux, le vent glacé qui l’avait précédé et semblait émaner de ce linceul invisible et froid qui l’auréolait avait bloqué questions et tous propos dans les gorges. En dépit de son effort, Spectre Rouge ne savait plus que dire.

— Je vous remercie, fit l’inconnu.

Il se leva, les salua d’une inclinaison de tête. Une dernière fois il regarda Ygor. Le jeune homme frissonna. Et pourtant, en cet instant, il eut l’impression que cet homme n’était nullement une incarnation du mal mais bien plutôt une victime. Mais de quelle malédiction ?

Ils étaient tellement abasourdis de l’incident qu’ils s’aperçurent à peine de sa disparition. Il était dehors, au moment où un grondement sourd annonçait l’orage prochain.

Il y eut un instant très bref de transition. D’un seul coup, la sensation de froidure ayant disparu avec l’homme à la plume noire, l’atmosphère paraissait plus pesante, plus chaude que jamais, annonciatrice du déchaînement des éléments qui se préparait.

À la table des flibustiers, on relevait la tête. Domiwal et Fer-à-Tigre usaient du meilleur remède qu’ils aient jamais connu : le vin. Casse-Bois semblait réfléchir. Spectre Rouge cracha, cogna violemment sa pipe sur le bord de la table pour la vider :

— On a rêvé… ou quoi ? Qu’est-ce que ce gars ?… Qu’est-ce qu’il nous a raconté… Il a parlé d’une croix de flamme ?… Du diable si je sais ce que ça signifie !… Et puis il disait qu’il savait des choses…

— Trop de choses, murmura Casse-Bois, qui semblait perplexe.

— Ouais… Et puis… il devait nous dire… Finalement il n’a rien dit de valable !… Ah ! malheur !

Il eut un frisson rétrospectif, lui qui se vantait d’ignorer la peur :

— Et vous avez senti ça comme moi… Il dégageait du froid…

Alentour, les conversations reprenaient, sur un ton plus élevé. On recommençait à rire, à plaisanter, voire à se disputer et les serveuses sollicitées de toutes parts avaient fort à faire.

Plus que jamais, les vapeurs humides venues du dehors se mêlaient de fumée, de relents d’alcool, de suint, voire de pourriture, et la chaleur qui augmentait métamorphosait la taverne en une sorte de chaudière où l’air devenait irrespirable.

Ygor, les yeux fixes, semblait perdu. Spectre Rouge lui envoya une bourrade dénuée d’aménité :

. – Hé toi !… le rêveur ! Joue-nous un air !

Ygor demeurait sous l’impact de deux yeux de diamant noir dans un faciès blafard. Il sortit de sa songerie et, docile, commença à gratter les cordes de son instrument.

Quand les pirates partirent, un peu après, pour regagner le bord, la rixe recommençait. Deux autres hommes se dressaient l’un contre l’autre. Et le cercle se reformait, les cris, les lazzi, les invectives partaient de tous côtés. On pariait déjà sur le vainqueur. Le sang coulait, mais nul cette fois ne viendrait spontanément cicatriser les plaies toutes fraîches.

En dépit du mauvais temps, Spectre Rouge voulut lever l’ancre. Le navire corsaire hissa un minimum de voilure et prit le large. L’orage arrivait.

Ygor, comme les autres, s’affairait à la manœuvre. Le Spectre Rouge (le forban ayant donné son propre sobriquet à son bateau) voguait vers l’horizon noir quand, dans la clarté des éclairs, ils aperçurent tous la silhouette d’un vaisseau qui leur apparut comme une gigantesque chauve-souris, issant brusquement des ténèbres, irradiée de la clarté livide de la foudre.

Et ces hommes sans foi ni loi, ces écumeurs de mer, ces tueurs, ces misérables résidus d’humanité ressentirent tous quelque chose qui ressemblait à l’épouvante…